Facebook est-il dépassé ?

Publié le 05/03/2018

L’association Génération numérique a mené une étude sur les « 11-18 ans et les réseaux sociaux ».

L’association Génération numérique a mené une étude sur les « 11-18 ans et les réseaux sociaux », verdict : « Facebook, c’est pour les vieux ».

facebook

L’ado, cet être énigmatique (aux yeux de toute personne née avant 2000). Que fait-il ? Que veut-il ? Que craint-il ? Surtout quand il est collé à un écran, à commencer par celui de son smartphone ? L’association éducative Génération Numérique a mené une étude sur les « 11-18 ans et les réseaux sociaux ». Elle en présentait les résultats lors d’un événement organisé à Paris par Facebook. Le réseau social est pourtant abandonné par les moins de 18 ans. 

Sur la scène du grand amphi de la Station F, temple parisien de la culture start-up logé dans l’ancienne Halle Freyssinet du 13e arrondissement, deux adolescentes, Manon et Capucine, énumèrent les réseaux sociaux qu’elles utilisent tous les jours : « Snapchat, Instagram, Musical.ly, Whatsapp » pour la première, et la seconde ajoute « Skype ». Facebook n’est pas citée, ce qui pourrait prêter à sourire puisque nous sommes à « Connexions », une « exposition interactive » aka une opération séducation auprès du grand public organisée par Facebook France. Mais que les représentants du réseau social se rassurent : Instagram et Whatsapp, c’est aussi Facebook (qui en est propriétaire).

Les deux ados sont présentes à l’invitation de Génération Numérique, une association d’éducation au numérique qui emploie 13 personnes et qui intervient dans les écoles, collèges, lycées pour aider les ados à devenir des « adultes numériques ». Facebook a proposé à l'association d’animer deux conférences. Parce qu’elle est avec E-Enfance l’une des « deux seules du genre qui existent » et parce qu’elle n’est « pas dans la stigmatisation mais dans l’accompagnement », nous explique la directrice de la communication de Facebook France Michelle Gilbert. Celle-ci précise d’ailleurs : « Les ados ne “désertent” pas Facebook. Mais ils en ont une utilisation différente, en créant des groupes par exemple ». Nuance. 

 Plusieurs chiffres* ont été présentés par Génération Numérique. Parmi eux : 

– 6 enfants sur 10 ont un appareil numérique en permanence dans leur chambre et ils sont 3 sur 10 à se réveiller pour le consulter

– 69 % des 11-14 ans sont inscrits sur au moins un réseau social (+ 3 pts par rapport à janvier 2017) et 94 % des 15-18 ans (+ 2,5 pts)

– Que font les 11-18 ans quand ils sont confrontés à des contenus choquants sur Internet ? Dans 41 % des cas : rien. Ils signalent le contenu ou l’auteur  : 28 %. Ils en parlent à un adulte : 13 %. 

– 43 % des 11-18 ans déclarent avoir rencontré des problèmes sur Internet avec des inconnus d’autant qu’ils sont presque 1 sur 2 à communiquer avec des individus qu’ils n’ont jamais vus avant.

Pour aller un peu plus loin que cette série de chiffres, nous avons discuté à l’issue de la conférence avec Cyril di Palma, secrétaire général de l’association.

Usbek & Rica : Les adultes sont-ils condamnés à mal comprendre les usages des ados, qui les dépassent, et à associer, par exemple, leur surexposition sur les réseaux sociaux à du narcissisme ?

Cyril di Palma : Un adulte a une expérience numérique très différente d’un adolescent : ce qu’il voit sur son fil Facebook n’a rien à voir avec ce que voit un ado sur Instagram ou Snapchat, il y a un vrai quiproquo. Les adultes doivent se rendre compte que les réseaux sociaux ne sont que le reflet de ce qu’ils ont vécu eux-mêmes à l’école. La violence verbale entre les ados, les injures, les insultes, ont toujours existé, même si ça a peut-être été démultiplié avec la caisse de résonance d’Internet. Les ados n’ont pas changé, ils ont juste un téléphone en plus. Ils ont les mêmes enjeux de séduction, d’acceptation par le groupe, d’image.

La société du spectacle, c’est pas nouveau, Guy Debord en parlait en 1970. Avant c’était Intervilles, maintenant c’est chacun dans son salon. Si on avait offert les mêmes outils aux adolescents des années 1970, ils s’en seraient emparés de la même manière. L’outil a simplement permis une expression différente de leur mal-être. La quête de popularité et de reconnaissance par ses pairs a toujours existé, sauf qu’elle était circonscrite à quelques ados de notre classe ou lycée, et qu’on cherche aujourd’hui l’approbation de centaines de personnes. Le problème, c'est qu'à chaque fois que quelqu’un vous apprécie, il y a quelqu’un de mal intentionné qui peut vous troller : est-ce que les ados sont armés pour résister à la moquerie, à l’insulte, à l’injure ? Quand quelqu’un ne vous aime pas dans votre classe, c’est dur, mais quand ils sont beaucoup, le pouvoir de nuisance est énorme. Les ados n’ont pas conscience du revers de la médaille de leur exposition.

Le harcèlement est ce qui préoccupe le plus les ados ?

Non, c’est ce qui préoccupe le plus les adultes ! Dans notre étude, nous demandons « Selon toi, quelle est la pire des choses qui pourrait t’arriver sur Internet ? ». Sur les 11-18, 47,70 % répondent « me faire pirater mon compte et voler mes données personnelles, photos, vidéos, numéros de téléphone ». « Etre harcelé » vient ensuite avec 29,80 %. Puis « avoir une mauvaise réputation ou image sur Internet » : 10,51 %. « Que quelqu’un se fasse passer pour moi » : 9,16 %. Et « Autres » : 2,84 %. Le harcèlement n’est donc pas la première crainte des ados. Même si c’est dans cet objectif que les établissements scolaires font appel à nous : pour préserver le climat scolaire, éviter des problèmes de vie scolaire, les injures, les insultes.

Qu’ils craignent le vol de leurs données personnelles les rend-il réceptifs aux enjeux de vie privée, dont la majeure partie des adultes se désintéresse par ailleurs ? Comment les sensibilisez-vous en classe ?

On ne s’abstient pas de leur dire que « quand c’est gratuit, c’est toi le produit », et que tous les GAFA peuvent centraliser les informations qu’ils détiennent sur eux. Ce ne sont pas les arguments qui vont faire mouche, mais notre rôle est de planter des graines. Sachant qu'on intervient bien sûr en complément des profs et des éducateurs. On leur donne des conseils, notamment sur le paramétrage des comptes : on a un impact majeur là-dessus. En classe, le modus operandi est le suivant : on a créé un faux profil sur une plateforme. Un ado aime Maître Gims et GTA V, ce qui est aussi indiqué sur notre faux profil . On a pris contact avec lui, et en 7 minutes chrono on a pris toutes les informations disponibles, trouvé son adresse, et on s’est donné rendez-vous. Quand vous faites ça en classe, il y a un grand silence. Les ados disent qu’ils ne se rendaient pas compte. Je leur explique que si je sais comment tu t’appelles, dans quelle école tu vas, où tu habites, je peux connaître le chemin quotidien de chez toi à l’école : il me suffit de croiser les infos, pas besoin d’avoir ta biographie. Pour les inciter à paramétrer leurs comptes, ça marche magnifiquement. On n’est pas là pour dire d’arrêter de publier. Mais on leur dit : publiez dans le cercle que vous choisissez.

top3  réseaux sociaux adolescents

Selon votre étude, 60 % des 11-12 ans ont un compte sur un réseau social : que pensez-vous de Messenger Kids, lancé en décembre pour permettre aux enfants d’échanger dans un environnement Facebook avant les 13 ans requis pour avoir un compte sur le réseau social ? Aux Etats-unis, dans une lettre ouverte à Mark Zuckerberg, des pédiatres, psychiatres, médecins et universitaires demandent le retrait du service qu'ils jugent inadapté à un public trop vulnérable. En 2016, YouTube lançait en France YouTube Kids, censé garantir un environnement « sécurisé » et de qualité, mais qui ne l’est plus tant que ça

Quelque chose comme YouTube Kids, sur le principe je ne peux qu’adhérer, si ça évite à l’enfant de passer d’une vidéo d’une comptine à celle d’un bar à strip-tease avec des femmes dénudées… Toutes les initiatives de protection sont bonnes à prendre. Mais c’est un peu la course entre le gendarme et le voleur : c’est arrivé sur YouTube Kids, des personnes malintentionnées ont inséré des contenus dérangeants. Pour Facebook, l’intention est plutôt louable, a priori ils ne cherchent pas à les convertir en Facebookeurs ados. Mais pourquoi les banques offrent-elles des conditions très avantageuses pour les moins de 16 ans ? C’est du marketing, il faut le savoir. Ce que j’ai retenu de Messenger for Kids, c’est qu’avant qu’un enfant accepte comme « ami » un autre enfant, les parents doivent être au courant. Ca m’a semblé anachronique dans le bon sens du terme : ça parait si déconnant qu’à 6-7-8 ans, on cherche à contrôler quels potes se fait son enfant grâce au numérique ?

Les études montrent que les ados délaissent Facebook. Qu'en dit la vôtre ? Et qu’en pense Facebook qui vous invitait à en parler, et a co-financé le livret d’information que vous distribuez ?

Ce que j’entends partout, de la bouche de beaucoup d'ados, c’est « Facebook c’est pour les vieux ». C’est un réseau social d’adultes. Sur les 11-14 ans, 40 % des garçons ont un compte, et 28 % des filles. Sur les 15-18 ans, 75 % des filles et 60 % des garçons ont un compte, et les chiffres sont en chute par rapport à l’an dernier. Il faut ajouter Messenger : chez les 11-14 ans, cela concerne 33 % des garçons et 28 % des filles, et chez les 15-18, 70 % des garçons et 64 % des filles. Quant à l’invitation de Facebook, nous sommes déjà intervenus à la demande de YouTube et de Google au préalable. Du côté de Facebook, ils ont connaissance depuis l’été de nos travaux, ont apprécié en septembre notre livret et nous ont dit « c’est génial, si on peut vous le payer, banco ». Que le guide soit financé par Facebook pose problème à des institutions qui auraient préféré qu’on trouve un financement moins polémique. Très bien, mais où ? On répond que ce n’est pas ce qui va nous amener à nous censurer. Lors de notre présentation à Station F, des personnes de Facebook me demandaient, étonnées : « nos patrons ont vu ce que vous alliez projeter ? ». Si ce qu’on balance est vrai, et que je ne le dis pas, alors quoi ? Je ne suis pas un affilié des GAFA, un faux-nez. Facebook nous a laissé dire ce qu’on voulait, n'a pas voulu voir ce qu’on allait projeter, ce qu'on n’aurait pas accepté. Il n’y a aucune interférence.

Vous faites aussi de l’éducation aux médias. Et donc de la lutte contre les « fake news ». Observez-vous un changement depuis que la question a pris une place importante dans le débat public

Expliquer la hiérarchie de l’info entre un site officiel ou un blog, on fait ça depuis plus de 10 ans. Mais il faut faire comprendre aux ados la mécanique du réseau social, qui va vous servir ce que vous avez envie de voir et d’entendre pour que vous restiez dessus. La « bulle de filtre » [concept formulé en 2011 par Eli Pariser, NDLR], c’est pour eux difficile à comprendre, ce n'est pas naturel. Dans une classe vous dites “allumez vos smartphones, on tape tous le même mot sur Google" et là ils découvrent que les résultats ne sont pas les mêmes pour tous. Ils ne le savent pas ! Ils pensent que quelque chose est vrai si c’est très partagé. Plus c’est partagé et populaire, mieux c’est. On leur parle des fermes à clic. On leur explique que la quantité ne donne pas forcément raison. Sans compter les explications des ressorts journalistiques, les « 5 W », les montages, le champ/le hors champ, l’habillage sonore, les biais cognitifs, la rhétorique, la différence entre chroniqueur, journaliste et éditorialiste, ce qui n’est pas évident puisque l'infotainment joue sur le mélange des genres. 

Une des deux adolescentes qui intervenait lors de votre conférence évoquait le système des flammes sur Snapchat : « J’envoie une photo par jour à une amie, ça commence avec 3 flammes. Je peux en avoir jusqu'à 200 ou 300, sauf si on ne s'envoie rien pendant un jour, auquel cas tout repart à zéro ». C’est l’exemple typique des mécanismes mis en place par les designers des plateformes pour créer l’addiction et jouer sur le circuit de récompense et la dopamine. L’addiction, vous en parlez aussi avec les ados ? Le débat est moins animé en France, avec des études peu nombreuses, et des recommandations qui sont un peu toujours les mêmes, à l’instar du « 3-6-9-12 » de Serge Tisseron, tandis qu’aux Etats-Unis les signaux d’alerte se multiplient.

Les flammes de Snapchat, c’est un coup de la plateforme pour trouver le moyen que ses utilisateurs ne décrochent pas. La plateforme a sa responsabilité puisqu’elle fait tout pour que vos contenus soient vus et revus, on en revient au modèle économique et au « si c’est gratuit, c’est toi le produit ».

Le 3-6-9-12, on sait très bien qu’il n’est pas applicable en l’état, c’est comme le 5 fruits et légumes par jour, mais ça donne un référentiel. Il y a en effet plus de recherches françaises sur le jeu vidéo ou sur la télé que sur le numérique en général. Après, ce qui nous intéresse nous, c’est qu’être parent, c’est savoir dire non. Fixer des limites d’une part, être un peu soi-même exemplaire, et échanger et discuter quelque soit le sujet. Aucun parent n’est obligé de subir le diktat du tout écran : surtout pas en se disant que si son ado ne maîtrise pas le numérique, il ne trouvera pas de boulot. Être sur un portable, ce n’est pas maîtriser le numérique. Il y aussi la grande mode d’aller apprendre à vos enfants à coder. Vous êtes mécanicienne ? Ça vous empêche de conduire ?

*Questionnaire en ligne envoyé entre le 13 novembre 2017 et 11 janvier 2018 auprès de 11 056 adolescents de 11 à 18 ans.

Source : https://usbeketrica.com